Office National de Diffusion Artistique

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Carnet #3 - Carnet de rencontres
1-30 novembre 2023
À La Réunion, à Montpellier, au Mozambique

Par Marie-Pia Bureau, directrice de l'Onda

Je ne saurais dire si la période est plus anxiogène que passionnante, ça dépend des jours, les deux à la fois certainement ; ce qui est sûr, c’est qu’elle n’est pas tranquille. Sans doute sommes-nous sorti·e·s d’une forme de stupeur et de paralysie. Partout ça discute, ça formule, ça tente et cela résonne dans toutes les rencontres de l’Onda. Je me souviens d’un temps où l’on était volontiers incantatoire dans les échanges professionnels. Je nous trouve aujourd’hui plus modestes et artisanaux·ales. Tant mieux.

À La Réunion, à Montpellier, au Mozambique, il y avait des personnes engagé·e·s dans le champ artistique qui regardaient celui-ci depuis d’autres endroits que celui de l’Europe de l’Ouest. Les discussions en prenaient un autre tour.

Carnet #3 - Carnet de rencontres

« Soi, comme langue / Soi, comme géographie »

Invités à nous présenter le contexte de l'Île, les partenaires accueillants de la rencontre itinérante de La Réunion ont tout de suite pensé à faire appel au linguiste Francky Lauret, premier agrégé en langue créole. Une langue parlée par 90% de ses habitant·e·s. Une langue vouée à la coexistence avec la langue française qu’elle ne réfute, ni même ne menace. C’était en tout cas le propos de notre orateur que de nous faire regarder l'île sous l’angle de la conciliation entre ses deux langues qui entremêlent la grande et la petite histoire. Une entrée en matière qui donna des clefs de compréhension sur la façon dont la scène compose ses adresses. Le Kreol réunionnais doit à la scène d’avoir trouvé une forme d’assise par la diffusion de spectacles d’humour, là où la scène était née pour être le promontoire de la « belle langue ». C’est cela que je voyais ce mois d’octobre 2023 dans les spectacles qui étaient proposés à notre groupe de programmateur·rice·s curieux·euses, un tissage fait par chacune des équipes artistiques entre cette tradition de malice populaire issue du théâtre en créole et une forme de gravité ou bien de solennité certainement plus liée au français. En tout cas, une adresse très juste dans le contexte de l'île à en juger par le grand nombre de spectateur·rice·s très réceptif·ve·s présent·e·s à chaque représentation.

 

 

À Montpellier, les participant·e·s de l’Exploratoire co-conçue avec l’agence Occitanie en scène et la Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée du CDN sur le thème des mobilités, avaient été invité·e·s à se présenter au groupe sous l’angle de leur géographie. Ce sont d’emblée les artistes du sud du bassin méditerranéen qui se sont exprimé·e·s, rappelant que pour eux·elles, la question de la mobilité n’est jamais gagnée. Ni à l’intérieur même du pays où ils·elles résident, ni quand il s’agit de nouer des alliances avec d’autres pour produire et se rendre visibles. Que le changement climatique puisse leur être asséné comme une injonction à ne plus travailler à l’international les mettaient en colère. Ils·elles témoignaient d’y entendre une forme de condamnation : une injustice à subir encore plus fort les difficiles conditions dans lesquelles ils·elles créent, autant qu’un empêchement à faire entendre la voix des leurs qu’ils·elles portent au travers de leurs créations. Ainsi la discussion s’engagea autour de cette question : « comment conjuguer la nécessité de réduire l’empreinte du spectacle vivant avec cette fonction politique essentielle de l’art qui permet d’avoir accès aux imaginaires de ceux·celles qui parlent depuis ailleurs ? ». « Moi ma géographie c’est une géographie de pollueur » s’esclaffa un artiste « ma pollution, c’est mon ouverture ». Ça faisait du bien de rire aussi.

 

 

« La communauté des amarantes »

À Montpellier toujours, le philosophe Antoine Chopot nous écoutait attentivement. Doctorant en philosophie de l’écologie politique, il travaille sur la place et le rôle des non-humains dans les luttes pour l’autonomie collective, et sur la fécondité des « humanités environnementales » pour les mouvements politiques contemporains. Il avait accepté de passer une journée et demie avec notre groupe de « gens venus de la culture ». Quand il prit la parole pour raconter son travail, l’auditoire l’écouta d’abord d’une oreille méfiante (peut-être était-il encore un de ces donneurs de leçon qui allait restreindre les possibles de l’art). Il se dérida rapidement quand il expliqua comment il reliait les enseignements des philosophes du vivant avec un engagement politique. Et puis il y eut l’exemple des amarantes. Il s’agissait pour le philosophe de donner un exemple concret d’alliance terrestre entre humains et non-humains. Classée parmi les plantes invasives, l’amarante de Palmer est nutritivement intéressante. Or, cette plante est devenue massivement résistante aux herbicides et sabote le rendement dans les champs d’OGM aux États-Unis et en Amérique du Sud. En même temps des paysan·ne·s luttent pour sauver leurs pratiques et leurs champs contre les monocultures. Des activistes ont alors cherché à amplifier le pouvoir de nuisance des plantes résistantes, en collectant leurs graines et en confectionnant des « bombes à graines » pour disséminer la résistance. À ce stade, l’auditoire était devenu une communauté d’amarantes de Palmer et quelque chose comme l’espoir courait dans les prises de parole qui suivirent l’intervention du philosophe. « Nous ne sommes pas seuls », c’est le titre du livre signé par Antoine Chopot avec Léna Balaud (Editions Seuil, Anthropocène).
Écoutez le podcast d’Antoine Chopot fait le 15 novembre 2023 à Montpellier, en bas de page ⤵️

« Le luxe et la subsistance »

À Montpellier enfin, le 2ème jour un dialogue s’engagea entre le groupe et Antoine Chopot. Il fit à sa façon son rapport d’étonnement sur les discussions auxquelles il avait assisté. Une première chose l’avait frappé : qu’implicitement, quand nous prononcions le mot d’écologie, nous entendions seulement le changement climatique. Et puis une deuxième qu’il osait à peine formuler : que nous allions tou·te·s un peu mal, il était question souvent d’épuisement, de burn-out, quand nous prenions la parole.
« Vous auriez intérêt à penser l’écologie sous différents aspects » dit-il, « certes, il faut atténuer le réchauffement climatique, mais aussi lutter pour maintenir une biodiversité et des écosystèmes riches, une (agri)culture plus responsable, aller vers des énergies durables… S’agissant de vos mobilités, vous devriez essayer de réfléchir en termes de « émissions de luxe VS émissions de subsistances ». C’est ce que nous fîmes l’après-midi même sous formes d’ateliers, à partir de cas réels impliquant les relations avec des artistes des pays du sud et posant la question des limites de notre engagement et solidarité. Pas si simple quand même d’y voir clair.

 

 

 

 

À Maputo, à l’occasion de la Biennale de la danse en Afrique, la question du luxe ou de la subsistance pour les artistes présenté·e·s n’était pas difficile à trancher. Pour toutes et tous, pouvoir circuler est un besoin vital. À l’intérieur du continent africain d’une part, où les liaisons ne sont pas faciles. Vers les autres continents d’autre part, dont l’Europe bien sûr, où la question des visas se resserre toujours plus, ce qui crée une vraie incompréhension pour les artistes. Une nouvelle génération de chorégraphes et d’acteur·rice·s clé·e·s de la danse en Afrique étaient présent·e·s, aux côtés de ceux qui composent aujourd’hui le comité artistique de la Biennale : Hafiz Dhaou (Tunisie), Taoufiq Izeddiou (Maroc), Qudus Onikeku (Nigéria), Salia Sanou (Burkina Faso), Virginie Dupray (France) et Quito Tembe (Mozambique).

Cette nouvelle génération organise comme elle peut des rapports sud-sud là où des politiques culturelles existent (des tournées s’organisent entre le Mozambique, l’Afrique du Sud et l’île française de La Réunion). Elle cherche à inscrire, là où c’est possible, des résidences durables sur le continent africain et convaincre des partenaires occidentaux que la coproduction peut financer des temps de répétition sur place. Et elle vit sans complexe ni fantasme un être ici et ailleurs comme source même du travail artistique, à l’image de la pièce Vagabundus d’Idio Chichava, longtemps interprète de Panaïbra Gabriel Canda au Mozambique, puis de Frank Micheletti en France, qui met au plateau la migration au centre des identités de ses 13 interprètes.

Lors d’une table ronde, j’entendais une locutrice dire « il faut changer notre regard sur l’Afrique ». Pas tant, me suis-je répondu intérieurement. Ce qu’il faut avant tout, c’est faire la place à ces autres regards. Le nôtre a déjà tendance à tout envahir.

Photos © DR

LES PODCASTS DE L'ONDA

Podcast en français

Antoine Chopot, chercheur et doctorant en philosophie de l’écologie politique, auteur avec Lena Balaud de « Nous ne sommes pas seuls. Politique des soulèvements terrestres ».
Interview par Marie-Pia Bureau, directrice de l’Onda

Antoine Chopot était invité en novembre 2023 à Montpellier lors de la rencontre Ad hoc dans le cadre de l’Exploratoire « Se déplacer » #1 organisée par l’Onda, construite avec La Collaborative en partenariat  avec Occitanie en scène, le Théâtre des 13 vents CDN Montpellier – Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée, le Relais Culture Europe et le Fonds Roberto Cimetta.
Dans cette interview, Antoine Chopot rappelle le lien et les différences entre « écologie politique » et « écologie relationnelle ».  Ses recherches, qui portent sur les alliances terrestres, sont inspirantes quant au rôle des non-humains dans les processus politiques et les luttes pour l’autonomie collective. Pour envisager les transformations écologiques, il invite à distinguer les émissions de luxe des émissions de subsistance.