Office National de Diffusion Artistique

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Carnet #4 - Rwanda
16-23 février 2024
Kigali, Rwanda

Par Aurore Claverie, directrice de La Métive à Moutier-d’Ahun

Ese ngire nte bagenzi* ? Que puis-je faire mes amis ?

« La justice, c’est cela : donner à chacun tout le bien du monde. Donner à chacun le monde entier. » - Emanuele Coccia

*Titre d’une chanson de Mariya Yohana Mukankuranga



Je vous écris depuis Kigali, depuis le Mémorial du génocide contre les tutsis.
 
Ici, nous passons les premières heures rwandaises et dans le jardin des roses où je me suis retirée pour digérer la mémoire que je viens de traverser, j’observe les rapaces qui se nichent dans les pliures du ciel. L’horreur n’a pas de limites et les roses pousseront encore et encore.
 
Atterrir à Kigali et regarder le ciel comme on écoute le silence.
 
N’atterrit-on pas toujours quelque part, avec nos imaginaires ?
Imaginaires colonisés par nos références, nos expériences, notre langage. On atterrit alors plus ou moins disposé·e·s à les interroger, les déconstruire, les partager.
 
Que peuvent alors apporter les rencontres ?
Peut-on rencontrer pour quelqu’un d’autre ?
Rencontre-t-on un paysage, un contexte, comme on rencontre une œuvre, un·e artiste, un lieu, un·e voisin·e ?


© Aurore Claverie - Avant la pluie #Ikinyugunyugu #NyenyeriDayDreaming

Carnet #4 - Rwanda

La première fois que nous nous sommes présenté·e·s au groupe, nous avons dû répondre à une question : « Pourquoi êtes-vous venu·e·s au Rwanda ? ». Je ne sais pas si nous avons tou·te·s dit la vérité. Moi, non. Par pudeur, parce qu’il fallait faire vite. Je suis venue au Rwanda parce que j’avais 9 ans en 1994, et qu’à 9 ans, j’ai été marquée sans rien comprendre, parce qu’à l’échelle du monde, je pensais que nous cohabitions. Si ce qui est loin de nous implique une empathie proportionnelle à la distance à laquelle nous nous situons, ne pouvons-nous pas imaginer que faire humanité ensemble, c’est se mettre en mouvement vers l’autre et que mieux vaudrait tard que jamais ? Pour Michael Disanka, comédien, metteur en scène et auteur du Congo faisant partie de notre groupe lors de la rencontre : « L’espace idéal, c’est un endroit où se retrouver, peu importe qu’il soit à l’intérieur ou à l’extérieur, pour cultiver nos humanités ». Cela fait écho, avec la citation d’un survivant, lue dans le mémorial : « Je me rappelle notre maison accueillante à tout le monde. »

C’est aussi cette envie d’accueillir tout le monde qui a concrétisé la venue de 64 professionnel·le·s de la culture, de 64 humanités. Au-delà des quotas de vols qu’il semblerait juste d’imposer selon certain·e·s, nous parlons là d’un souhait situé, exprimé par des rwandais·e·s qui ont participé à constituer il y a un mois, un ministère de la Culture et pour qui la coopération et la co-construction ont un sens particulier. « On avait envie de raconter une autre histoire » me dit la directrice artistique d’Ishyo Arts Centre à Kigali, Carole Karemera. Et quoi de mieux pour raconter une autre histoire que de la partager au plus grand nombre ? N’est-ce pas ce que chaque professionnel·le de la culture se donne pour mission lorsqu’il·elle diffuse des œuvres dans son territoire ?

© Aurore Claverie - Aux humanités de l'eau

Se déplacer pour rencontrer nos voisins. C’est aussi cela les rencontres de l’Onda. On ne se rencontre jamais aussi bien que quand on se met en mouvement ensemble, dans un ailleurs, et qu’on prend le temps d’aller au-delà du format classique des rendez-vous professionnels.
 
J’ai entendu pour la première fois ici parler de Sud global et sur les réseaux sociaux, véhément en réaction à notre présence au Rwanda, de Nord global. Je me demande alors si la Creuse pourrait faire partie d’un Centre global ? Ou s’il est temps d’arrêter avec des catégories qui ne signifient rien. Elles illustrent une nouvelle fois que la subtilité de ce qui définit la dignité de chaque être humain se retrouve enfouie dans des notions contre-productives et dangereuses qui effacent la poétique de nos singularités. Ces poétiques, on les écoute parfois lorsque l’autre susurre à une oreille. C’est ce qu’a fait le chercheur Tom Ndahiro qui, entre deux silences, nous rappelle que les artistes aussi furent les artisans du génocide, que les tueurs dansaient pendant qu’ils tuaient sur une chanson de Simon Bikindi :     « Les artistes de l’espoir ont remplacé ceux de la haine. » Quel est alors notre rôle pour accompagner ces artistes ? Qu’avons-nous trouvé au Rwanda ? Des artistes de l’espoir ? Des humain·e·s qui créent parce qu’il·elle·s créent comme les roses qui poussent parce qu’elles poussent ?
 
Assumpta Mugiraneza, universitaire et directrice du centre IRIBA pour le Patrimoine multimédia au Rwanda, a commencé sa présentation en nous disant qu’en kinyarwanda, il y a différentes manières de dire bonjour. Que la manière de dire dépend du temps depuis lequel on ne s’est pas vus. Ici, beaucoup de personnes ne s’étaient encore jamais vues. Il y a quelque chose de magique lorsqu’on se rencontre pour la première fois, autant que quelque chose de bouleversant pour celles·ceux qui s’en saisissent afin d’imaginer les rencontres futures, les théâtres de demain. Les invitations seront nombreuses, autant que l’ont été les hospitalités d’ici.

C’est vrai, nous avons pris l’avion. Parce que se retrouver ailleurs que sur le continent européen, à l’heure où les circulations sont plus empêchées que jamais, ouvre des possibles. Parce que l’avion permet aussi à certain·e·s professionnel·le·s de l’Afrique des Grands Lacs de venir quand les frontières terrestres sont fermées. Pense-t-on à cela quand on est libre de circuler dans le monde depuis sa  naissance ? Je repense alors au pays invoqué par le comédien Hervé Kimenyi, lorsque, petit, il s’interrogeait sur le pays d’où il venait et que sur les documents administratifs était inscrit : « réfugié ». Alors, sa mère lui disait : La Réfugie…, continue de chercher, tu finiras par trouver ce pays.
 
C’est vrai, il y a eu des réjouissances dans ce voyage. L’hospitalité c’est aussi cela. N’en déplaise à celles·ceux qui voient là une forme de néocolonialisme pendant qu’ils regardent cette rencontre à distance et préconisent. Le colonialisme n’est-ce pas aussi penser à la place des autres ? Écoutons Zora Snake, chorégraphe camerounais, lorsqu’il propose de danser pour boxer la situation : « On est ici et maintenant, c’est ce présent qui compte pour nous équilibrer dans ce monde. Il s’agit de l’humanité dans toute sa globalité. Pour combattre les séquelles de la colonisation, il ne faut pas chercher à les effacer. Il faut les dire, les raconter, les danser. Encore et encore, jusqu’à la révolution de tous les sens. »
 
Durant ce voyage, un livre m’accompagnait : ACCUEILLIR Venu(e)s d’un ventre ou d’un pays, et cette citation de Marie José Mondzain : « Les désastres climatiques vont bouleverser l’occupation des lieux et il va falloir composer un nouveau récit de l’occupation des lieux et des relations qui vont s’y nouer. Jamais le fait d’inventer n’a été aussi impératif et devrait, au lieu de faire peur, provoquer plutôt une éruption imaginative, un appel à ce que Castoriadis nommait « un imaginaire radical ». Telle est la véritable radicalité nécessaire à la vitalité des mondes. [...] C’est l’humanité elle-même toute entière qui est migrante. La sédentarisation et les privilèges revendiqués de l’autochtonie finissent par paralyser et nécroser la vitalité créative des liens qui se créent dans le bruissement des langues, le voyage des corps et le tumulte de tous les déplacements. »

Je vous écris à présent depuis le lac Ruhondo où je suis venue chercher le silence du souvenir. Je discute avec Richard Karasira qui travaille comme serveur dans le café où j’ai élu domicile. Je lui demande, à lui, de m’expliquer les différentes façons de dire bonjour en kinyarwanda. Il m’apprend que, lorsque je reviendrai pour concrétiser des liens entre la Creuse et le Rwanda, je devrai dire : Muraho.
 
J’ai hâte, comme tant d’autres professionnel·le·s et tant d’autres artistes rencontré·e·s ici, de pouvoir continuer d’imaginer ces liens d’art et d’humanité, sans aucune forme d’extractivisme. De pouvoir les imaginer ensemble parce que, justement, nous avons été présent·e·s, ici et maintenant, à observer ce que Hope Azeda, la fondatrice de Mashirika Performing Arts, veut dire quand elle dit « Le Rwanda est une école d’art. »
 
Et si une frontière est sans arrêt traversée, c’est celle des disciplines artistiques, c’est celle de notre regard et de notre humanité que nous avons mis ici en partage, mis ici en décolonisation.

« Si tu me connaissais et si tu te connaissais vraiment, tu ne m’aurais pas tué. » - Félicien Ntagengwa
 
 
Aurore Claverie
Directrice de La Métive, résidence d’artistes à Moutier-d’Ahun - Creuse

© Aurore Claverie - Quelques secondes de nuit